« Pardon ??... Parlez plus fort, je suis un peu sourd ». D’emblée l’homme, joint par téléphone, vous prévient en riant. Passé ce temps d’adaptation et de réglage de voix, Georges J. Arnaud, né Georges Camille-Arnaud en 1928 à Saint-Gilles du Gard, se révèle être quelqu’un de très loquace, vous bombardant d’anecdotes et bien qu’il faille s’y reprendre à plusieurs fois par moments, la discussion s’entame et rebondit au gré des petites histoires qu’il vous raconte. Issu d’une famille modeste, le père est fonctionnaire des impôts et la mère demeure au foyer, il se passionne très tôt pour la lecture. C’est grâce à sa sœur, Eliane, qu’il apprend à lire à l’âge de 4 ans. « Toute ma famille lisait, je suis né dans un environnement favorable. Je me souviens que ma grand-mère m’avait également fait découvrir des auteurs. Par exemple, elle voulait absolument trouver Les misérables de Victor Hugo. C’est comme ça qu’est né mon amour pour la littérature », se souvient-il. Pas très bon élève à l’école, il n’ose pas revendiquer son rêve d’être écrivain de peur de devenir la tête de turc de ses professeurs. Les réactions de ceux-ci, à l’annonce de sa carrière, lui donnent d’ailleurs raison, « ils ricanèrent tous dans mon lycée d’origine sauf l’un d’eux, mon professeur de français de première, qui fut très enthousiaste », confirme-t-il. Quand on l’interrogera plus tard sur ses motivations qui l’ont poussé à entamer une carrière littéraire, honnête, il répondra sans ambages, avec l’assurance de ceux qui n’ont plus rien à prouver ou à justifier, « c’est un vieux souhait, j’ai toujours voulu faire ça depuis l’âge de dix ans. Plus jeune, j’avais appris qu’un auteur anglais vivait très bien des droits qu’il touchait grâce à ses écrits, cela m’avait ébloui ». L’appât du gain comme seule motivation ? Dur à croire bien que cela expliquerait les quelques quatre cents romans écrits sous une douzaine de pseudos comme Ugo Solenza, Georges Ramos, Frédéric Mado, Gino Arnold oscillant entre le polar, la science-fiction, l’espionnage, ou le livre érotique. Une façon de conserver l’anonymat ? Pas vraiment, plutôt un moyen de contourner les règles : « les éditeurs ne pouvaient pas se permettre d'aligner deux fois par mois mon nom d'auteur véritable », confie-t-il. Sa production éparse, foisonnante et diverse, il la regrette un peu aujourd’hui : « j’étais payé au forfait, donc je devais écrire un peu n’importe quoi pour vivre ». Après-guerre, le monde du livre est en pleine effervescence, il existe énormément d’éditeurs susceptibles de publier les ouvrages. Alors qu’il continue son cursus de sciences politiques, son père décède. Il se retrouve sans ressources et dans l’obligation de travailler. Après avoir emménagé avec sa femme, Madeleine, et s’être marié en 1951, il mène en parallèle son travail alimentaire de pion et sa carrière d’écrivain. Celle-ci ne va pas tarder à décoller puisqu’un an après son union sort son premier roman « Ne tirez pas sur l’inspecteur ». Premier succès public et critique puisqu’il obtient le prix du Quai des Orfèvres pour cet ouvrage. Avec le recul, il analyse : « C’est pas le Goncourt, mais à 24 ans, vous avez l’impression d’être le roi du monde. J’ai pris un peu la grosse tête ». Malgré ce succès, sa maison d’édition de l’époque, Hachette, ne le garde pas et tel un footballeur changeant de club, il trouve un nouvel éditeur avec l’Arabesque. « J’avais fait la connaissance du directeur littéraire du Fleuve noir, François Richard. Il m’avait demandé d’écrire un bouquin d’un million de signes. J’y suis rentré en 1959 ». Professionnel, il joint l’utile à l’agréable et écrit parfois contre-nature : « les romans d’espionnage me permettaient de produire les romans policiers qui me plaisaient. J’ai acquis grâce à eux une certaine liberté et une petite réputation », annonce-t-il avec une pointe de fierté.
Entre son arrivée au Fleuve noir et le début de l’oeuvre « La compagnie des glaces » s’écoulent vingt ans. Deux décennies durant lesquelles, ses œuvres vont être adaptées à la télévision et au cinéma. Le premier livre à bénéficier de la transposition du papier à l’image est « L’éternité pour tous ». Adapté par José Bénazéraf, le film laissait déjà présager de la future carrière du réalisateur comme le raconte, amusé, l’auteur : « Par la suite, il a réalisé essentiellement des films érotiques et il y avait déjà des scènes érotiques dans celui-ci ». Sur la multitude de ses écrits, dix ont été achetés par la télévision et vingt par le septième art. La vente des droits de sa saga en 1996 a été un long et fastidieux processus. « Les producteurs se sont succédés pendant ces années. Je ne me fiche pas du résultat, mais une fois que vous avez vendu votre œuvre, tant pis pour vous », concède-t-il un brin désabusé. Un producteur, plus chevronné que les autres, Dominique Laurent, est venu le voir avec deux scénaristes. Ensemble, ils ont partagé un déjeuner. Il évoque rapidement ses souvenirs, préférant insister sur l’aspect culinaire omettant quelque peu le contenu du rendez-vous : « c’était il y a cinq, six ans, le déjeuner s’était très bien passé, ma femme sait recevoir, elle soigne toujours ses invités ». Ces propos renvoient à tous les processus d’adaptation. Que faut-il garder ? Que faut-il enlever ? Peut-on remanier et retoucher le matériau de départ ? Georges J. Arnaud poursuit en rêvant à voix haute : « J’aurai préféré une adaptation tout public, pas seulement cantonnée à la jeunesse ». Vingt-cinq ans de sa carrière d’écrivain, voilà ce que représente La compagnie des glaces pour Georges J. Arnaud. Le premier épisode est sorti en 1979, le succès fut immédiat. Au départ, comme souvent, il y a sa femme. « Elle m’encourageait à écrire sur le fait que je déteste le froid et la glace. Je ne suis pas fan de science-fiction et ne me considère pas comme l’un des ses fondateurs. J’ai essayé de donner à mon histoire un cadre plus contemporain ». Pas spécialement prolixe et emballé, l’auteur s’est laissé prendre au jeu, il le concède volontiers : « au départ, je pensais écrire que trois ou quatre volumes puis l’ampleur du sujet m’a dépassé ». Résultat : quatre-vingt-dix-huit volumes regroupés dans trois périodes. La première époque, et la plus conséquente, en comprend soixante-trois. A la suite d’un hiver nucléaire, la terre est plongée dans une période de régression. Les hommes circulent grâce aux voies de chemin de fer. La Compagnie, qui gère le réseau ferré, exerce un pouvoir coercitif et laisse sous tutelle un peuple éprouvant un désir croissant de révolte. « Ce qui m’intéressait le plus était de créer une société de récupération. Les survivants savent qu’il existe sous la glace des trésors technologiques et intellectuels », explique-t-il. L’univers qui vient de naître va passionner des générations de fans. Tous en veulent plus et le font savoir. Les demandes se succèdent, l’attente se fait de plus en plus pressante, Georges J. Arnaud prolonge donc le plaisir et réactive la machine à écrire. Onze spin-off (œuvre qui se déroule dans le même univers de fiction qu’une œuvre précédente, mais avec des personnages différents) voient le jour et il clôt la saga avec vingt-quatre épisodes au bout desquels le soleil revient. En guise de symbole, les personnages regrettent le temps des glaces comme si lui, l’écrivain regrettait d’avoir trop écrit. Il le dit d’ailleurs lui-même, « je m’en veux d’avoir sacrifié le style, d’avoir écrit n’importe quoi, j’aurai du préserver une meilleure discipline. Cela dit, je demeure très fier de La compagnie des glaces, de mes polars. Ils ont été souvent primés et ont reçu des bonnes critiques ».
Aujourd’hui, il savoure sa retraite et avoue n’avoir « plus envie » d’écrire. Il a bien essayé mais ses premiers jets s’avèrent peu concluants. Trois ans se sont écoulés depuis son dernier roman et la coupure se révèle difficile. « Je m’ennuie un peu, j’étais très organisé dans mon travail. Je me levais très tôt et je travaillais jusqu’à onze heures, midi. Puis je passais deux, voire trois heures à corriger ». Au-delà du syndrome de la page blanche, son écriture est moins fluide, ses idées moins motivantes, « cela ne m’intéresse plus », soupire-t-il. Souvent raillé par le milieu pour sa propension à écrire beaucoup et en peu de temps, il est fier de la renommée qu’il a acquise grâce à son œuvre, malgré les critiques. « Beaucoup d’auteurs se moquaient de La Compagnie… ils disaient que cela ne correspondaient pas aux codes de la SF. Il y avait un certain ostracisme ». Afin d’illustrer son propos il se remémore son passage chez Bernard Pivot en 1988. « J’y étais allé pour mon éditeur Calman-Levy. Il avait été très suffisant par rapport à moi. Il avait conclu en disant « cette nuit, vous allez nous en faire un autre ». Ce qui m’amuse, c’est que je n’ai jamais eu besoin de Pivot pour vendre », glisse-t-il malicieusement.
Quand il se retourne sur sa carrière, il contemple son œuvre et déclare qu’il a mené « une vie agréable, ce n’était pas un métier, c’était un plaisir ». Cet admirateur de Simenon (« il n’y a pas de pathos dans ses bouquins, ni d’excès. Ce sont des histoires banales qui paraîtraient ennuyeuses s’il n’y avait pas cette atmosphère ») peut enfin laisser reposer ses dix doigts puisque après cinquante-cinq ans d’écriture, ceux-ci ont bien mérité une retraite paisible…

Benoît Jourdain.